Encore une fois l’adage ne mentira pas : jamais deux sans trois !
Vous avez déjà eu droit à deux billets sur le spectacle, l’un vous distillant quelques anecdotes, photos et ressentis, l’autre présentant le texte de l’hommage aux animaux et à L214… Voici maintenant l’article de Victoria Luta, ex journaliste en Roumanie, cofondatrice de la tribune intellectuelle www.observatorcultural.ro.
Elle avait déjà tenu à me faire part de ses impressions post spectacle, via un petit message spontané (message qu’avec son accord je vous avais retransmis ; voir les avis postés sur Internet), alors que nous ne nous connaissions pas du tout (enfin elle si, un peu !... puisqu’elle m’avait vue sur scène...), puis a souhaité écrire un vrai article, pour le diffuser !
... Article qui m’a étonnée, déroutée, et même, mise mal à l’aise : ça parle beaucoup de moi… Il sonne en tout cas comme une vraie critique littéraire et artistique, avec une analyse que je trouve fine. Bref, comme il vaut le coup, eh bien… il a rejoint le petit blogue !
Bonne lecture !
Vous cherchez le sens ?
C'est une petite jeune femme, charmante et légèrement moqueuse. Qui sème le trouble, avec sa voix un brin trébuchante. Sur la scène, elle se donne du mal à bien articuler et prononcer. Elle semble soucieuse de surtout bien dire ses mots, ses maux, avec une clarté respectueuse du sens qui la distingue des comédiennes. Décidément, elle n'est pas actrice. On lui sent le trac, la crampe, l'angoisse clouée au ventre de s'exposer comme ça, d'un coup, devant les gens. Confronté à ses récits peu confortables et peuplés par une foultitude de sous-estimés (des gosses, des meufs, des oiseaux, des oublieux, des hypersensibles et des enfermés dans le silence, des humiliés, des agressées et des agresseurs « par défaut », des n'importe qui et des petits qui doivent se la fermer, des maltraités, des mal-aimés et des malmenés), ce jeu plein de fragilité se dévoile vite comme une manipulation artistique de premier ordre.
En effet, cette jeune auteure au verbe acide s'arrange à merveille avec l'effet de « séduction immédiate » exercée sur son public, qu'elle détourne et utilise à son gré. Afin d'installer le public dans le doute, pour le déstabiliser et le porter, doucement, presque tendrement, jusqu'au bout du gouffre, là où il peut apercevoir, non sans effroi, l'impensable. Et cela semble fonctionner à coup sûr : une certaine gêne, une vague dissonance, une contrariété diffuse et grandissante se font rapidement sentir parmi les spectateurs. Qui cherchent – à tort ? – le sens à travers les textes lus par les artistes présents sur la scène, entre les images de Proca et les morceaux de musique. Les histoires et les découpages de ce monde, marqués de fissures, de cassures, de brisures de toutes sortes, se déploient dans le spectacle, irrigués par l’autodérision, fouettés par l’auto-ironie, inondés par l’humour noir et noyés dans l'absurde. Parfois, il s'agit de perceptions à fleur de peau, surprises d'en haut et partielles, presque génératrices de malaise, comme un goéland survolant la Terre pourrait nous fournir – un oiseau que Sandrine Delorme, l'auteure de ces textes, aurait aimé être. Ça donne un spectacle à fleur de plume.
L'étrangeté et le non-sens qui gagnent les spectateurs proviennent d'ici : de l'ambition de Sandrine Delorme, qui a conçu cette pièce au bénéfice de son « association préférée », L214, et l'a coproduite avec Frédéric Boucher, en y conviant d'autres artistes – Christine Lejoux, Caroline Jeannoutot et Proca – comme un discours sur l'indicible qu'est devenue, aujourd'hui, la condition animale.
C'est un vaste sujet, vieux et délicat, objet de querelles insolubles, celui portant sur la possibilité (le devoir ?) de représenter l’irreprésentable. Comment rendre compte du massacre quotidien, institutionnalisé et banalisé de milliers d'êtres sans voix ni défense ? Comment dire la souffrance consommée sans paroles ? Comment s’accommoder de vivre dans cet univers inintelligible, infiniment cruel, incessamment meurtrier ? Comment parler aux consciences cautionnant la catastrophe ? Quelle réplique peut-on donner au réel foncièrement disharmonique et immensément cruel ? La déprime, la névrose, la folie, le refus de procréer, l'oubli, la vie en retrait, les sens déréglés représentent, dans les textes-psychodrames de Sandrine Delorme, les reflets « naturellement » malades du réel.
Toutes les clés de ce spectacle résident dans l'engagement antispéciste qui occupe pleinement la personnalité de Sandrine Delorme. Dans la lumière de sa vocation militante et d'« objecteur de conscience », la pièce de Sandrine Delorme se lit comme implicitement dénonciatrice, en guise de métaphore artistique qui vient enrichir subtilement les possibilités d'expression de son discours militant. Puisque rien de ce que Sandrine Delorme est aujourd'hui ne peut s'expliquer ou se résumer à l'aide des qualificatifs sages des quatrièmes de couverture : « orthophoniste », « auteure », sans prendre en compte son choix radicalement humain en faveur des animaux.
J'ai vu « A fleur de plume » un samedi soir, à Montreuil. Lundi matin, avant leur entrée en classe, quatre enfants et un prof se sont fait fusiller à Toulouse. Quel lien ?! Vous cherchez le sens ? Vous avez tort !
Victoria Luta
Goéland Marin : [...] Mon bec est jaune, bordé de rouge à son extrémité.
Je ne savais pas voler, ni tant d’autres choses encore. Mais j’ai vite appris. [...]