[…] Qui s’attaque aux animaux agresse l’homme. […] Dominique Lestel, L’animal est l’avenir de l’homme, Fayard, 2010.
J’évoquais dans mon billet J'ai lu... "Faut-il manger des animaux ?" la fréquence des actes délibérés de cruauté commis sur les animaux d’élevage.
Depuis la lecture de cet essai, j'ai repensé au sadisme. À mon propre sadisme. Du coup, quand on me parle du sadisme des ouvriers des abattoirs, je peux, me semble-il, le comprendre. Le ressentir. Aussi bizarre que cela puisse paraître, je peux me sentir en empathie avec un ouvrier qui se transforme en "monstre". Je peux jongler entre l’empathie que je ressens pour l’animal torturé, laquelle me donne envie de quitter cette terre au plus vite, et celle que j’ai pour le bourreau, qui génère en moi exactement le même désir de mort.
Lorsque j’étais enfant, peut-être âgée de 6 ou 7 ans, j’ai jeté mon chat Nicolas en l’air, pour vérifier s’il pouvait retomber sur ses pattes, ainsi qu’on m’en avait assurée : « un chat retombe toujours sur ses pattes », énonce le dicton. Je le lançais donc au-dessus de mon lit, afin qu’il atterrisse sur une surface molle. Une fois, deux fois… quand soudain, il atterrit brutalement contre la vitre de la porte coulissante donnant sur le balcon. Je me souviens de la peur intense que j’ai éprouvée, le voyant se cogner, par ma faute, contre cette vitre. J’ai alors expérimenté le sentiment effrayant d’avoir fait subir à mon chat une grave violence, totalement absurde, gratuite. Le sentiment nauséabond, aussi, de ma puissance, de ma dangerosité face à un être dont j’avais la responsabilité morale. Pire, j’ai compris que j’avais le choix entre continuer à lui imposer cette violence, ou m’arrêter… et que le choix n’était pas si facile. Arrêter cette violence signifiait en effet reconnaître ma culpabilité, mes torts, et par conséquent, risquer de me sentir encore plus mal. Poursuivre pouvait me permettre d’annihiler ma conscience, et même, de légitimer un acte cruel, en le banalisant.
Agée de 11 ou 12 ans, je me suis de nouveau confrontée à mon sadisme. Toujours avec le même chat (...). Je l’ai tapé, je ne sais plus pour quel motif – peut-être une frustration liée à ma relation avec ma mère, mon père ? Nicolas s’est mis à ronronner. Cela a eu pour résultat s’augmenter la colère qui m’habitait : ce chat ne se moquait-il pas de moi ? On m’avait appris qu’« un chat ronronne lorsqu’il est heureux ». Alors, comment pouvait-il, voire osait-il ronronner ? Je le tapai une nouvelle fois. Comme il ne daignait pas stopper son ronronnement, je continuai… jusqu’à ce que, enfin, je réussis à mettre fin à ce calvaire : le sien, le mien. A ce moment-là, j’ai rencontré une vérité très douloureuse car elle me plaçait dans une immense solitude : face à ma propre violence, j’ai le choix de devenir bourreau, ou non. Et il existe un instant lors duquel la frontière entre ces deux états semble infiniment mince.
Mais également : lorsque je suis bourreau, plus je frappe, plus je me sens désespérée et plus j’ai l’impression de me déshumaniser. Et plus ce désespoir et cette déshumanisation croissent, plus il me semble pénible d’effectuer un retour en arrière. Parce que c’est avouer ma faiblesse. Parce que, aussi, j’en veux à la victime de l’état de détresse dans lequel je me trouve. C’est ainsi qu’un cercle vicieux peut s’amorcer.
Imaginons, maintenant, un ouvrier d’un abattoir, de ceux qu’a interviewés Jonathan Safran Foer. Il est en proie à des conditions de travail épouvantables, ses droits sont bafoués, il est empli de frustrations, et devant lui, un animal refuse de se laisser conduire à la mort, or la vitesse de la chaîne sur laquelle travaille cet ouvrier est 800% supérieure à celle d’il y a un siècle…
Je peux comprendre au plus profond de moi comment cet ouvrier, un homme probablement ni meilleur ni plus mauvais qu’un autre, a des risques de franchir la fine frontière qui mène à l’état de bourreau.
À Nicolas, dit Frisou, dit Fifi, chat de mon enfance et de mes débuts dans l’adolescence, chat aimé, maltraité, adoré, et auquel je n’aurai jamais fini de demander pardon et de dire merci.
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