Scène d’horreur 1 : j’attends avec délices la venue de Morphée quand subitement, telle une flèche empoisonnée, un bout de phrase me traverse l’esprit : comme protégée par les bols qui s’entremettent entre eux. [Eux : une femme et son mari.] Je me répète le bout de phrase. Deux, cinq, dix fois. De plus en plus ahurie, de plus en plus paniquée. Je sais que je ne trouverai plus le sommeil si je ne le note pas. Résignée, je finis par me lever, me réfugie dans la salle de bain dont je ferme la porte pour ne pas gêner Gilles, et note l’obsédante demie phrase dans le calepin ad hoc, plutôt angoissée. Le lendemain, je vérifie le passage de la nouvelle en question pour constater avec effroi que s’y trouvent bien ce foutu verbe et cette foutue préposition qui sonnent affreusement : s’ENTREmettent ENTRE eux. Comment ai-je pu écrire une pareille ineptie, laisser une telle atrocité sémantique, syntaxique et phonologique polluer mon livre, désormais imprimé ??? Je n’en reviens pas. Je vérifie dans le dictionnaire, je vérifie dans les dictionnaires, et n'y trouve aucun moyen de justifier cette aberration linguistique : s’entremettent entre eux. Gilles ne comprend pas, Gilles depuis des mois découvre la face cachée de sa compagne, celle de l’écrivaine qui pour un mot de travers couché sur le papier pourrait presque s’ouvrir les veines, enfin j’exagère mais, celle d’une traqueuse de lexèmes et morphèmes et phonèmes exigeante dont la vie devient esclavage le temps d’un livre. Gilles apprend que dans ma tête je pense en mots écrits, qu’ils défilent sans répit devant mes yeux même fermés, ça fait des lettres de toutes les couleurs, qui s’assemblent et résonnent et parfois me torturent, m'arrachant soudain à un demi-sommeil : s’ENTREmettent ENTRE eux.
Scène d’horreur 2 : je relis ce manuscrit de deux cent trente pages. A l’affût de fautes en tous genres, à l’endroit, à l’envers, au hasard, à la pêche à la mocheté, à la maladresse, m’évertuant à me glisser dans la peau du lecteur, etc. Aujourd’hui on dirait que je m’occuperais seulement de la typo, et demain seulement de la beauté des verbes et des images, et plus tard de… Et je n’en finis pas, et voilà que d’un seul coup la perplexité me saisit : UNE BONBONNE A HELIUM ou DE METHANE ? Et pourquoi pas un BALLON DE BAUDRUCHE, me propose Gilles, interrogé. Sur Internet les bonbonnes sont toutes D' hélium. BAUDRUCHE ça ressemble à PELUCHE, beurk. Si je mets METHANE on sera dans la réalité ; alors où sera la métaphore ? Mais en même temps, ça existe, les BONBONNES A METHANE ? Clic clic clac, et que je pianote sur le clavier, et que je cherche et cherche sur mon écran. Une réponse, une image, une autorisation à assembler des mots. Entre temps Gilles me parle de BONBONNE DE GAZ et alors là, évidemment, je m'esclaffe que c'est vraiment n'importe quoi, comme idée, puis il me glisse que mes BOUCLIERS DE PLOMB, ça ne colle pas. Je dois choisir entre CHAPE DE PLOMB et BOUCLIER. Mais parfois heureusement, comme pour BONBONNE DE GAZ, je SAIS : en l’occurrence, j’assène à mon téméraire relecteur un : Je garde BOUCLIERS parce que c’est pour qu’ils se protègent [ils : les médecins], et PLOMB parce qu’en même temps, ça leur fait comme une chape de plomb ; ça me permet de suggérer les deux idées à la fois, c’est de la poésie. Gilles me regarde, admiratif : Ah bah d’accord. Ça vous en bouche un coin, non ?
(Bien sûr tout ça c’est du haut de gamme de degré, genre au dixième, d’acc’ ?)